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Parlons représentation, Male Gaze et Bechdel Test

Pour changer, je vais commencer cet article avec une petite anecdote. Il y a quelques années, durant ma première année de master à l’IHECS, je commençais un projet sur les stéréotypes de genre et leurs conséquences sur les enfants. Pour préparer le projet, on a décidé d’interroger des enfants (en mixité de genre) entre 5 et 9 ans de manière ludique, afin de voir si déjà à leur âge, iels intégraient des stéréotypes de genre. SPOILER ALERT : THEY DO.


On a décidé d’utiliser un livre (« À quoi tu joues ? » de Marie-Sabine Roger), qui se structure en deux temps : sur une première page, les enfants pouvaient lire une phrase de type « les filles, ça joue pas aux voitures ». On demandait aux enfants ce qu’iels en pensaient, si selon elleux, c’était véridique ou non. Une fois leur avis donné, on ouvrait la deuxième page, qui révélait une photo d’un.e adulte en train de faire l’activité, par exemple ici, une femme pilote de formule 1.



Je me souviens très bien du moment où nous avons tourné la page pour nous arrêter sur la phrase « Les filles, ça pilote pas des avions ». Si certaines phrases faisaient débat, celle-là mit tout le monde d’accord : filles comme garçons. Effectivement, il était impossible que des filles conduisent des avions. Devant une affirmation si catégorique, on leur a évidemment demandé pourquoi. Voici les réponses qu’iels nous ont donné :


« C’est pas possible, parce que ce sont les garçons qui pilotent les avions »

« Bah oui pour les filles ça va pas, il y a trop de boutons »

« D’ailleurs les filles, elles, elles sont hôtesses de l’air, pas pilote »

« C’est vrai ça, même dans les films, c’est toujours des garçons les pilotes donc c’est vrai !»


… Tu vois un peu où je veux en venir ?

J’avoue, ce moment a un petit peu brisé mon cœur de jeune féministe. L’idée qu’une femme puisse piloter un avion leur était tellement improbable, qu’iels sortaient tout un tas d’explication pour justifier un fait finalement totalement absurde. Voir ces petites filles persuadées qu’elles ne pourraient jamais piloter d’avion, « parce qu’il y a trop de boutons », me fendit le cœur. Déjà, si jeunes, des portes se fermaient sur leur nez avant même qu’elles puissent avoir une petite idée de ce qu’il y avait derrière.

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Lorsqu’on fit apparaître la seconde partie de la page, celle qui révélait une femme, non pas pilote d’avion, mais bien pilote de fusée (rien que ça !), la réaction des enfants m’a encore plus étonnée. Les filles sont restées majoritairement silencieuses. Un des garçons a commencé à expliquer que cela devait certainement être parce que les fusées avaient moins de boutons que les avions. On sentait que ce qu’iels voyaient ne correspondaient pas avec la réalité qu’iels avient l’habitude d’expérimenter. Cela les perturbait.


“How can you imagine yourself doing these things if you can’t see it?.”

Elle-máijá tailfeathers, 34, writer-director-producer-actor, canada


Historiquement, les femmes ont toujours été représentées inférieures aux hommes. Elles sont montrées avec moins de capacités physiques et intellectuelles, elles sont moins souvent montrées à des postes de pouvoir et sont la plupart du temps objectifiées et hypersexualisées.


Le fait est que ces images, ces messages qui nous entourent continuellement, que ce soit dans les films, les séries, les livres ou même les publicités, ne sont pas seulement les fruits de notre société, mais influencent également celle-ci. La société abreuve le monde médiatique et le monde médiatique abreuve la société.


Les stéréotypes de genre véhiculés dans les médias ont un impact beaucoup plus conséquent que ce que l’on pourrait croire. Les jeunes filles ont très peu de modèles féminins auxquels s’identifier, mais le pire est peut-être quand elles en ont, puisque ces modèles sont souvent présentées comme sexualisées, objectifiées. Ces stéréotypes peuvent influencer nos comportements, nos opinions, les façons dont on perçoit notre corps, ou notre personnalité. Ils peuvent nous forcer à nous limiter, avoir un impact sur nos ambitions, notre confiance en nous. Tout comme ces petits garçons et ces petites filles que nous avions interrogés.

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Mais pourquoi existe-t-elle, cette représentation tordue des femmes ? Tout simplement, parce que les femmes sont majoritairement absentes de toutes les étapes de production médiatique actuelles. Les médias sont possédés, imaginés, construits et diffusé par et pour des hommes :


« Media does not tell people what to think, but it tells people what topics to think about, and how to think about them by focusing on some aspects and not others.14 Media, whether print, film, online or on television, shapes perceptions of who can be an authentic leader, and in most cases, this means men. » Rewrite her story : How film and media stereotypes affect the lives and leadership ambitions of girls and young women. Plan International.


« Les médias ne te dictent pas ce que tu dois penser, mais bien à quels sujets tu penses et surtout comment, en focalisant ton attention sur un aspect plutôt qu’un autre. Les médias, qu’ils soient sous forme d’imprimés, de films, sur internet ou à la télévision, façonnent nos perceptions sur ce qui fait ou non un bon leader, et dans la plupart des cas, cela signifie être un homme. » Rewrite her story : How film and media stereotypes affect the lives and leadership ambitions of girls and young women. Plan International.


Tu ne me crois pas ? Selon une étude de Plan International concernant les conséquences des stéréotypes sur la vie et les ambitions des jeunes femmes, et réalisé parmi les films qui ont générés le plus de revenus en 2018 :


- 67% des personnages sont des hommes

- Les personnages masculins parlent deux fois plus que les femmes

- 47% des personnages, de toutes les régions, sont blancs

- Aucun des films n’a été réalisé par une femme

- Seulement 1 film sur 4 avait au moins une productrice

- Seulement 1 film sur 10 avait au moins une femme parmi les scénaristes

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C’est rude.


Male gaze.


« I’ve noticed it more in the past year or two with #MeToo, how men control the narrative and women are subject to that narrative. » GUNEET MONGA, 35, PRODUCER, INDIA


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Le « Male-gaze », autrement dit, le « regard masculin » représente le regard posé sur toute production médiatique créée par un homme. Et comme on l’a vu plus haut, ils en produisent pas qu’un peu. Ce regard a toujours été présenté comme le regard de la neutralité. En réalité, le Male Gaze est loin d’être neutre. Il est largement influencé et imbibé par la société patriarcale et la culture du viol.


Les hommes sont au centre des récits, ils sont actifs, tandis que les femmes sont des figurantes passives qui agrémentent le récit. Les femmes sont imaginées comme purs objets de désir, filmées, scénarisées pour plaire à ceux qui construisent le récit – et le consomment – aka les hommes. Laura Mulvey, théoricienne du cinéma, féministe et réalisatrice britannique dit ceci à propos du regard objectifiant :


«Plus encore que d’insister sur la vocation à "être regardée" de la femme, le cinéma construit la manière dont celle-ci est regardée à l’intérieur du spectacle lui-même… Les codes cinématographiques créent un regard, un monde, un objet et produisent dès lors une illusion taillée sur mesure pour le désir.»


Déjà, dans mon article sur « Portrait de la jeune fille en feu » de Céline Sciamma, je mettais en avant la particularité du statut de muse, objet de désir et d’inspiration entièrement passive. La femme est la source d’inspiration du génie masculine, mais son génie à elle est souvent effacé. Dans une récente vidéo de « Fraîches », Julie Bargeton, actrice scénariste et humoriste, parle de la représentation des femmes drôles au cinéma :


« Même au cinéma, dans les comédies, hormis quelques films du Splendid ou des Nuls, souvent ce sont les acteurs qui étaient drôles et rarement la jolie actrice à leurs côtés, qui servait de faire-valoir finalement. D’ailleurs même des copains aujourd’hui scénaristes me confient qu’ils n’arrivent pas à écrire de rôle comique pour les femmes, parce que, pour eux, elles ne sont pas drôles. Ouais, toujours aujourd’hui en 2020 ».



La Fragmentation


Non je ne vais pas te parler d’une technique de torture. Quoique.

Une des façons dont est mis en scène le regard objectifiant et dégradant envers la femme est la fragmentation. Ce procédé consiste en une mise en scène fétichisée de la femme. On ne montre que des fragments de son corps : les jambes, les fesses, les seins, les lèvres. En général, toute partie ayant un attrait érotique est mise en avant. Sauf le visage.



Marcia Belsky, créatrice du tumblr Headless women of Hollywood dit ceci:

«En décapitant la femme, on la transforme incontestablement en un objet passif soumis au regard masculin. La question de son consentement est écartée en même temps que sa tête, et son but est uniquement celui d'être regardée par les hommes. Sa valeur ne repose plus que sur l’attrait sexuel qu’elle peut exercer sur les hommes, et non sur personnalité. »


La particularité de la fragmentation est donc la passivité du sujet, et surtout, sa déshumanisation. La femme n’est plus une femme, elle est un objet, créé pour provoquer le désir et mettre en avant le personnage masculin.


Une autre particularité de la fragmentation est qu’elle n’est pas l’apanage d’un seul style cinématographique. Cinéma d’horreur, thriller, comédie, films d’action, romance… Tous les styles s’y mettent et prennent plaisir à décapiter les femmes.


Et – car je le sens venir – qu’en est-il des hommes ? En effet, il arrive également que des parties de corps d’hommes soient mises en scène visuellement. Mais il est difficile de parler de fragmentation, car le corps de l’homme est très très rarement sexualisé et encore moins passif. En général, l’homme est montré habillé, entrain de réaliser une action, et sans connotation sexuelle. Mais pour rire, prenons un contre-exemple :


Nous sommes d’accord que cette affiche de Deadpool est ultra sexualisée. Cependant, Marcia Belsky analyse le visuel de cette manière :


« When it is sexual, like the Deadpool poster, even though he is headless, he is NOT passive. He is an active sexual being, not an object WITH (FOR REAL PEOPLE, SAY IT WITH ME) A GUN. FOR. A. PENIS. – THE LEAST PASSIVE THING A DICK COULD EVER BE– SAYING HE’S GONNA ‘GIVE YOU A LOAD’ HAHAHAHA »


« Quand il y a une référence sexuelle, comme ici avec le poster de Deadpool, même si sa tête n’apparaît pas, il N’EST PAS passif. Il est un être sexuel actif, pas un objet, avec (je vous épargne cette traduction) une arme à la place du pénis – La chose la moins passive qu’un pénis peut être – avec la phrase ‘vous allez prendre votre pied’. »


J’ai même pas envie de faire de transition pour la partie suivante, c’était trop beau.


Le Bechdel Test


Alors que faire pour lutter contre ces stéréotypes de genre qui nous parasitent le cerveau et pourrissent nos ambitions ?

Je nous offre un petit outil, créé par Alison Bechdel :


Cet outil, proposé au départ sous forme de comics, pose les règles suivantes :

1) Le film doit avoir au moins deux personnages féminins qui ont des NOMS

2) Ces deux femmes doivent se parler…

3) … D’autre chose que d’un homme.


Ces règles paraissent très simples, mais si vous faites un rapide tour de films connus et appréciés, beaucoup ne passent pas le test :

- Fantastic Beasts : The Crimes of Grindelwald (oui mon cœur saigne)

- Solo : A Star Wars Movie

- Venom

- Baby Driver

- Kingsman : the golden circle

- Etc…


Pas question de savoir si c’est un film féministe, ni même si c’est un bon film… La seule question est : y a-t-il des femmes, et parlent-elles d’autres choses que de mecs. Au final, cet outil peut être considéré comme une sorte de baromètre de la représentation des femmes dans les films que l’on regarde, mais n’oublions pas que les critères sont vraiment – vraiment – peu exigeants.

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La preuve que le manque de représentation de femmes au cinéma est une problématique systémique (et donc pas seulement des cas isolé par-ci par-là), est que 42,41% des films répertoriés sur le site du Bechdel Test ne passent pas les 3 questions. Une volonté claire de l’industrie du cinéma à raconter des histoires d’hommes, par des hommes, avec des hommes. Alors, avant de vous reposer devant Netflix, ou de vous rendre au cinéma, posez-vous la question de ce que vous voulez voir, ce que vous voulez encourager comme récits. Interrogez, challengez ce que vous regardez, ce que vous lisez.


Je le disais plus haut, les critères du Bechdel Test sont peu exigeants, mais nous, osons l’être ! Soyons exigent.es, ne nous contentons pas des vieux stéréotypes réchauffés depuis des années, créés par les mêmes ploucs grisonnants. Et si on ne trouve pas les récits qu’on mérite dans ce qui est proposé actuellement, pourquoi pas les créer nous-même ?


Le féminisme et la lutte pour l’égalité des genres fait son petit bonhomme de chemin, mais pas encore suffisamment pour faire une réelle différence dans le monde médiatique. Je finirai cet article en rappelant que si les femmes sont sous-représentées/mal représentées, c’est le cas de beaucoup d’autres minorités. Et que ces minorités continueront à être mal représentées tant qu’elles ne sont seront pas présentes au niveau du pouvoir décisionnel et de la production de la narration.


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This one shoe fits all, one-character fits all for women: they almost always have the same character and are seen usually as the ones who have to fix the men or who help the men develop better personalities. I think it is really harmful for young girls, or young boys, growing up watching these movies and are only seeing this representation of women… As a visible minority I can say that I never saw anyone that was on screen that looked like me. I think that is a harmful narrative, that young girls are growing up never seeing themselves on TV.” GIRL, 17, CANADA


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Article rédigé par Laule


Sources :

"Merci de m'avoir écoutée", Julie Bargeton pour Fraîches

"A quoi tu joues" de Marie-Sabine Roger

Rewrite her story : How film and media stereotypes affect the lives and leadership ambitions of girls and young women. Plan International.

Libération : Laura Mulvey, à l'origine du mâle


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